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Vive l’archéotopie !

Entre relevé de terrain, traitement des données et restitution graphique, un nouveau métier se dessine. Il engage des choix, mobilise des savoir-faire transversaux, et interroge la manière dont on donne à voir le passé. Ce texte propose un mot pour le nommer : archéotopie.

Au cours d’années de travail auprès des archéologues et des architectes, j’ai vu arriver de nouveaux outils toujours plus précis pour l’enregistrement de terrain et l’étude de l’existant, tandis que les logiciels d’infographie gagnaient en capacité et en ergonomie dans un environnement de gains constants des performances informatiques. Aujourd’hui, on fait « tourner » Blender et Photoshop sur des PC familiaux…

Ces évolutions ont permis à beaucoup d’archéologues de s’approprier certains logiciels comme Metashape, pour intégrer pleinement la 3D dans leurs routines. Beaucoup de chemin a donc été parcouru depuis l’époque où Illustrator était à peu près le seul logiciel infographique utilisé dans les labos.

Mais si la pratique de l’infographie est désormais pleinement intégrée, une certaine méfiance demeure vis-à-vis de l’illustration numérique. La multiplication des documentaires est certainement pour beaucoup dans cet état de fait. Il est vrai que beaucoup de restitutions approximatives et/ou fantaisistes ont été produites, et surtout présentées sans mise en garde au public.

Le questionnement sur la fabrication des images est déjà un débat ancien, et certaines propositions ont été faites pour clarifier les choses. C’est le cas des représentations des niveaux de preuve, permettant de situer chaque choix dans une gradation allant de l’attestation à la conjecture.

D’autre part, l’idée que la restitution est un outil de recherche autant que de médiation est désormais bien intégrée, comme l’explique le projet 3D digitisation and reconstruction of a capital in Northwestern Gaul : interim results on the city of Alet, ou les restitutions menées dans Byzance 1200, Rome Reborn, ou encore les travaux du CIREVE à l’université de Caen.

Donc, si beaucoup d’archéologues utilisent aujourd’hui ces outils, peu maîtrisent l’ensemble de la chaîne allant du relevé de terrain à la restitution publique. Or cette chaîne forme un tout cohérent, exigeant des compétences croisées : rigueur scientifique, culture de l’image, sens de la médiation.

Je l’ai moi-même abordée de manière empirique, en testant différents outils graphiques et logiciels 3D. Représenter, bricoler le passé à partir de peu, croiser les traces et les hypothèses pour construire quelque chose de montrable.

Difficile à nommer, cette démarche méritait son propre mot : je propose celui-ci : archéotopie.

Définir l’archéotopie

Le mot combine les racines grecques *arkhaios* (ancien) et *topos* (lieu) : littéralement, « lieu ancien ». En l’occurence, il ne désigne pas un site, mais une démarche de restitution critique d’un espace ou d’une structure disparue.

L’archéotopie désigne ainsi une pratique située à l’intersection de l’archéologie, de l’histoire et de l’image. Elle commence par le terrain : observation, drone, relevé, enregistrement, géoréférencement. Elle mobilise des données concrètes — structures, relevés, textes, cartes, traces matérielles — qu’elle organise pour construire des représentations argumentées, tout en assumant une part de reconstruction interprétative.

Ce n’est ni un simple exercice graphique, ni une spéculation libre. L’archéotopie s’inscrit dans une démarche rigoureuse où chaque élément peut être situé sur une échelle de fiabilité. Elle mobilise des outils de plus en plus partagés (photogrammétrie, SIG, modélisation 3D), mais ce qui la définit, c’est la capacité à construire un récit spatial cohérent, critique, et lisible.

“Une chaîne de compétences interconnectées”.

L’archéotopie, ce serait donc moins une technique qu’une manière de faire : rendre visible le passé sans le figer ni le trahir. Elle suppose des compétences croisées : capacité d’analyse, culture du doute, sens du récit visuel, bonnes connaissances du bâti ancien et responsabilité publique dans l’acte de montrer.

Mais surtout, elle assume ce que d’autres rechignent ou hésitent à faire : le moment du tracé. Celui où l’on choisit une forme, un volume, une matière — même provisoire. Là où certains s’arrêtent aux catalogues des données, l’archéotopie engage une représentation argumentée, soumise à débat, mais pleinement assumée.

Car ne pas représenter, c’est aussi faire un choix — celui de laisser l’image en suspens. C’est parfois masquer l’hypothèse sous prétexte de rigueur, ou maintenir une zone blanche là où tout invite à proposer, même prudemment, une structure logique. Comme ces vides dans certaines restitutions urbaines, laissés volontairement neutres par crainte d’excès, alors que tout indique qu’un bâti, une voie, une organisation devait s’y trouver. L’archéotopie accepte de franchir ce seuil, en signalant ses appuis et ses incertitudes, mais sans éluder la cohérence d’ensemble. Elle s’adresse autant aux chercheurs qu’aux publics, et cherche à ouvrir le savoir, non à le conclure.

Une fiche de poste implicite

Ce que nous appelons archéotopie recouvre un ensemble de compétences rarement réunies, mais de plus en plus nécessaires. C’est une pratique transversale qui va de l’enregistrement à la transmission, du terrain à l’image, en passant par l’analyse, la concertation et la mise en récit. Elle implique aussi une forte capacité à dialoguer avec les différents acteurs du patrimoine : archéologues, architectes, historiens, conservateurs, médiateurs… L’archéotopiste est souvent celui ou celle qui facilite les échanges, clarifie les intentions, et élabore une synthèse graphique à partir d’avis parfois divergents. Ce rôle de médiation interne est aussi important que la restitution elle-même.

À ce titre, on pourrait en dresser une sorte de fiche de poste :

– Acquisition des données : photogrammétrie, LiDAR, drone, relevés manuels, géoréférencement, documentation de terrain.
– Traitement et modélisation : segmentation, nettoyage, structuration des données, SIG, 3D, DAO.
– Interprétation et scénarisation : croisement des sources, hiérarchisation des hypothèses, construction de représentations spatiales cohérentes.
– Restitution visuelle : production d’images de synthèse, de schémas interprétatifs, de modèles illustrés, avec indication des niveaux de preuve.
– Médiation et transmission : adaptation des contenus aux publics visés, accompagnement critique des images, publication ou présentation.

Ce profil n’est pas un archéologue, un graphiste ou un médiateur isolé : c’est une combinaison raisonnée des trois.

Angers : levé laser

Pour conclure

L’archéotopie donne un nom à une pratique déjà bien réelle : celle qui relie l’enregistrement de terrain à la restitution critique. Elle s’appuie sur des données, mais assume aussi la part d’interprétation nécessaire pour rendre le passé visible. Ce n’est pas une compromission, c’est une forme de négociation avec les données perdues.

Nous avons écrit que ne pas choisir, c’est aussi faire un choix. L’archéotopie vise précisément à éviter cet écueil, en assumant la nécessité de représenter — et en y répondant par la proposition la plus probable.

Restituer, c’est aussi chercher à comprendre — et à transmettre. L’archéotopiste allume son PC, importe ses données, et commence à poser des volumes.

Il y a sûrement plus d’un archéotopiste qui s’ignore. Tant mieux : ce texte est une invitation à se reconnaître.

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