Rocs around Solidor
Une proposition alternative
La cité d’Alet à Saint-Servan est un promontoire rocheux situé à l’embouchure de la Rance. Associé à la station portuaire de Reginca de la table de Peutinger, le site d’Aleto figure dans la notice des dignités (notitia dignitatum) comme un des maillon du dispositif défensif romain établi pour repousser les attaques venant de la mer. Après le départ des légionnaires Martenses, la cité a peut-être été laissée dans une forme d’abandon jusqu’à sa réoccupation par des émigrants bretons au VIème siècle, l’existence d’un évéché étant par ailleurs attestée à partir de la fin du VIIIème. Plus tard, au IXème, la région subit plusieurs invasions vikings avec des périodes d’occupation et le transfert du siège épiscopal vers le site voisin de Saint-Malo au milieu du XIIème siècle marque l’achévement d’un processus de déclin. Si quelques vestiges antiques attiraient encore l’attention des érudits au XVIème siècle, la construction d’un fort de type Vauban et de son glacis ainsi que les bouleversements liés à la seconde guerre mondiale ont largement contribués à leur disparition. Dans les années 60 et 70, de véritables recherches archéologiques programmées ont été réalisées sous la direction d’Antoine Dos, puis de Loïc Langouët.
La découverte dans les rochers de la cité de différents équipements submergés à marée haute a rapidement obligés les chercheurs à se poser la question de la variation du niveau marin depuis l’Antiquité. Déjà, les travaux de construction de la cale de l’anse Saint-Père en 1846 avaient mis au jour une nécropole gallo-romaine à inhumations située à 4m sous « les plus hautes mers ». Loïc Langouët commenca par penser que la mer était bien « montée » localement de 3,5 à 4m (annales de la société d’histoire et d’archéologie de Saint-Malo 1971). Mais cette proposition, qui avait été à peu près celle d’Alexandre Chévremont au XIXème siècle, était contredite par la modélisation de la géomorphologie littorale qui situait la variation à -2m par rapport à l’actuel dans l’antiquité, vers 4m NGF.

C’est ici que Loïc Langouët eut l’idée d’un cordon d’alluvions formant un barrage protecteur entre la péninsule d’Alet et la pointe de la Briantais plus au sud. Cette idée était d’autant plus séduisante que les cartes anciennes et les photos aériennes prises avant la construction du barrage de la Rance témoignaient de l’existence de deux bancs de sable s’étalant de part et d’autre de l’îlot de Bizeux (ci-dessous). Les structures taillées dans les rochers auraient ainsi été protégées jusqu’à ce que le cordon se rompe, dans le courant du IVème siècle. Dans ce premier contexte, les bateaux devaient venir s’échouer contre le cordon et la découverte d’un ensemble de céramiques près de l’actuel marégraphe permis de situer l’emplacement d’un port (le point rouge sur la carte). Le percement du cordon aura ensuite entrainé une reconfiguration complète du site avec déplacement du port et abandon de l’aiguade.

Cette théorie constitua dès lors un élément essentiel du récit historique qui ne fut plus rediscuté par la suite, alors même que certaines observations permettent d’imaginer une alternative. L’objet de cette note est de la présenter.

Il existe donc au pied de la cité Solidor, des équipements taillés dans les rochers qui nous apportent chacun un peu d’information. Il s’agit entre autre de la borne d’amarrage, de la station de pompage et du vivier. Mais essayons de voir comment ces éléments peuvent fonctionner ensemble.
Commencons par la station de pompage. Que nous apprend t-elle ?
- Lorsque celle-ci était en fonctionnement, jusqu’au milieu du IVe siècle, la mer n’atteignait pas 3m NGF. C’est une donnée acquise.
Et le vivier ?
- Compte tenu de son volume de plus de 16m3 et de sa situation, ce bassin était certainement rempli directement par la mer. En effet, l’eau du vivier devant rester fraîche, le remplissage « manuel » du bassin aurait nécessité l’équivalent de 70 tonneaux à transporter jusqu’à la mer ! De plus, un trop plein a été aménagé pour que le niveau ne dépasse pas la margelle périphérique, ce qui n’est pas nécessaire si le bassin est rempli à la main. La mer atteignait donc le bassin lors des marées hautes ; c’est le principe de fonctionnement de beaucoup de viviers.
- L’alignement de ce bassin avec les voies venant d’Alet, ainsi que la ressemblance avec les autres bassins de la station de pompage permettent de dater à peu près certainement cette structure de l’Antiquité, plus précisément d’une période comprise entre la conquête et le milieu du IVe siècle. On peut donc en conclure qu’à cette époque, tout ou partie des pleines mer atteignaient au moins la hauteur du bord du bassin, soit 0,10 m NGF.
La borne d’amarrage ?
- La borne permet de savoir que des bateaux pouvaient s’amarrer au pied du massif de Solidor ; c’est le cas aujourd’hui. Mais elle nous donne une autre indication plus intéressante : il est logique d’affirmer que pendant que cette borne était en service, la mer ne la recouvrait pas. Sinon les aussières en fibres végétales « passées en double » risquaient de flotter par dessus la borne tandis que celles qui étaient nouées devenaient difficiles à larguer sous l’eau. Conclusion : à un moment, la mer atteignait les rochers, mais les hautes mers ne dépassaient pas 2,5m NGF, soit la hauteur de la borne d’amarrage.
Nous pouvons donc conclure que le niveau de la pleine mer de vive eau (PMVE) dans l’Antiquité se situait entre 0 et 2,5m NGF, soit au minimum 3,5 m sous le niveau actuel. Par ailleurs, il faut distinguer cette valeur (PMVE) de celle du niveau moyen de la mer, puisqu’elle intègre une composante supplémentaire : le marnage, susceptible d’avoir ses propres variations.
Une telle différence peut surprendre, mais comment expliquer autrement l’agencement des équipements de Solidor ? Si l’hypothèse du grand cordon fermant les anses est évidement séduisante et « fonctionne » bien avec la station de pompage, elle est en revanche inopérante par rapport aux deux autres structures.

Mais alors, à quoi correspond le gisement de céramiques situé en mer, devant la tour du marégraphe ?
Un port d’échouage ? C’est possible, mais ce n’est sans doute pas là que des marins choisiraient de faire escale. Le site est exposé à la houle maritime et aux vents dominants de secteur ouest et le fetch, la distance parcourue par le vent sur l’eau, est à prendre en compte puisque ce site largement ouvert sur la baie de Dinard fait craindre un fort clapot, rendant l’échouage inconfortable… Et puis, pourquoi rester si loin du port et de ses équipements, comme l’approvisionnement en eau douce ? Une autre hypothèse a été évoquée par L. Langouët ; il pourrait s’agir des restes d’un bâtiment construit sur le dépôt d’alluvions, comme la présence de terres cuites architecturales (tegulae, imbrices, pilettes) inciterait à le penser, même si ces matériaux pouvaient tout aussi bien appartenir à une cargaison.
Il y a justement une autre possibilité. En l’absence d’épave associée, il pourrait s’agir des restes de délestages (deux au minimum compte tenu des datations) de navires qui auraient talonné en franchissant le cordon d’alluvion. Cette explication est par ailleurs cohérente par rapport à la présence des T.C.A, qui représentent une cargaison à la fois lourde et de moindre valeur, dont on se débarasse avec moins de scrupules.
En conclusion
Il semble difficile de croiser les observations sans devoir questionner la théorie du cordon fermant les rades de Saint-Servan jusqu’au IVe siècle. Celle ci a été élaborée autour des données disponibles à l’époque. Si les modèles permettent de décrire les grandes tendances à l’échelle des temps géologiques, il apparait beaucoup plus compliqué de mesurer les petites oscillations du niveau marin depuis 2000 ans, qui sont susceptibles d’évoluer en fonction de nombreux facteurs comme les mouvements isostatiques (les mouvements du sol) ou les variations du marnage, liées aux « frottements » générés par la forme des fonds et des berges. Il est interessant de constater que la pleine mer de vive eau est actuellement plus haute d’un mètre au Mont-Saint-Michel qu’à Saint-Malo, distant seulement de 40 km.
YB
Biblio
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Langouët (dir.), Les fouilles sous-marines à Saint-Malo, Les Dossiers du Centre Régional d’Archéologie d’Alet,
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