De si discrètes escales.
Sur la piste des ports gallo-romains.
Si l’on sait que les côtes de l’Armorique antique étaient fréquentées par des navires, on a en revanche peu de certitudes sur la manière dont cette navigation s’organisait. Les échanges commerciaux avec le sud des côtes anglaises et du pays de Galles sont attestés par l’archéologie, et la durée moyenne de ces voyages devait s’échelonner entre un et deux jours pour parcourir les 120 à 240 milles de la traversée, dans les conditions météorologiques les plus courantes et à une vitesse que l’on peut estimer approximativement à 5 nœuds. Il fallait donc nécessairement passer une ou deux nuits en mer, ce qui n’était pas un problème en soi, la navigation pouvant même être facilitée grâce aux étoiles. Le risque était la côte. En partant le matin, il était à peu près certain que l’atterrage ait lieu de jour sur l’autre rive. Pour le pays de Galles, le principe pouvait être le même, divisé entre deux trajets de part et d’autre de la pointe des Cornouailles ou des Scilly, une escale pouvant être faite du côté de Penzance avant le saut en mer d’Irlande.
En fin de compte, l’itinéraire le plus périlleux était sans doute celui reliant Alet/Reginca à Hengisbury et l’île de Wight, plus particulièrement au passage des îles Anglo-Normandes. En effet, en partant de Saint-Malo, les vents soufflant majoritairement de l’ouest auront tendance à faire dériver vers l’est des navires dépourvus de quille et à les enfermer dans le golf normand-breton. Les courants de marée, potentiellement très forts, contribueront quant à eux à dévier la trajectoire du bateau (la route fond) par rapport à son cap (la route surface) et à perturber les calculs d’estimation de la position. Dans ces conditions et en l’absence de phares, il est préférable de faire escale pour la nuit dans l’île la plus accessible : Jersey, Guernesey ou éventuellement Sercq, car le passage des chenaux (les Russels) et plus encore du redoutable raz Blanchard ou du passage du Singe nécessite une bonne visibilité et les navires devaient chercher de toute façon à les éviter. Pour rappel, les courants dans ces parages sont les plus forts d’Europe et forment de véritables torrents rendant la navigation périlleuse, comme le raconte par exemple Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe à propos de sa traversée des îles Anglo-Normandes au retour des Amériques.
Il est étonnant que l’on n’ait pas trouvé de vestiges de phares le long des côtes de la Bretagne. Ce qui ne signifie pas qu’ils n’aient pas existé ; le recul du trait de côte aurait pu détruire certains d’entre eux situés en bord de falaise, comme ce fut le cas de la tour d’Ordre (ou d’Odre) à Boulogne-sur-Mer, visible jusqu’en 1930. Il est possible qu’une “tour à feu” ait existé dès l’Antiquité à la pointe Saint-Mathieu, et il est également envisageable que la base antique de la tour Solidor à Saint-Servan ait été initialement constitutive d’un phare, mais il n’existe pour l’instant aucune preuve de l’existence d’un véritable système de balisage nocturne installé par les Romains sur les côtes bretonnes. En conséquence, le trafic transmanche s’organisait donc probablement autour d’itinéraires constitués de petits tronçons prévus pour éviter aux capitaines la navigation de nuit à proximité des côtes et des zones à risques ; même chose pour le cabotage, fractionné en des séries de sauts de puce entre abris de tailles variables. Il est par ailleurs tout à fait possible que des pilotes (gubernator) connaissant parfaitement la région, aient été ponctuellement embarqués pour faire la navette entre deux havres. Comme en Méditérranée, l’activité maritime était peut-être stoppée ou considérablement ralentie à l’arrivée de l’hiver (mare clausum) et les bateaux ralliaient alors de meilleurs abris en remontant les fleuves et les rivières.
Si les navires naviguaient ainsi, il faudrait donc s’attendre à trouver un semi d’abris le long des côtes de Bretagne, en complément des grands ports déjà connus. La remontée du niveau marin et les aménagements ont sans doute contribué à transformer le paysage, mais la toponymie (ex : Porzh/port/pro/plo) et certains indices peuvent nous aider à retrouver quelques-uns de ces sites d’escale.
De prime abord, l’examen du dessin des côtes permet d’identifier les zones abritées des vents dominants et des houles induites (le fetch), notamment en fond de ria. En toute logique, les plus accueillants de ces abris naturels sont devenus des ports actifs et ont été équipés en conséquence : brise lame, jetée, etc. D’autre sites, plus modestes, permettent de mouiller pour la nuit ou dans l’attente de la renverse des courants ; il s’agit alors d’une petite crique ou d’un trou d’eau en arrière d’un rocher ou les bateaux passent sans laisser de trace. La découverte fortuite d’une ancre antique permettra peut-être d’identifier une de ces escales, mais d’autres indices témoigneront également d’une activité maritime, comme les restes d’une cale ou un rocher taillé pour que l’on puisse y nouer des amarres, comme à Alet/Reginca.
Il peut également s’agir d’une voie taillée dans les rochers, qu’elle prenne la forme d’une véritable tranchée ou bien celle de deux sillons parallèles, les “rainures”, comme celles que l’on trouve en montagne pour guider les roues des charrettes. Ces structures ne peuvent pas systématiquement être considérées comme antiques, mais l’écartement entre les ornières, correspondant à la largeur de l’essieu, permet néanmoins de se faire une idée de leur datation puisque celui mesuré entre les voies attestées est de plus ou moins 145 cm, soit 5 pieds, ce qui semble correspondre à une mesure standard chez les Gallo-Romains.
D’autres critères peuvent nous aider à situer les sites d’escale antiques, comme la possibilité de se ravitailler en eau potable (aiguade), la présence d’un site antique et enfin l’existence d’une connexion au réseau viaire.
Dans les Côtes-d’Armor, à Planguenoual, un site semble avoir gardé les traces d’une ancienne activité maritime. Il s’agit de la petite plage de Port-Morvan, au sud du port de Dahouët, dans la baie de Saint-Brieuc. Cet abri au toponyme évocateur et ouvert à l’ouest ne semble pas constituer aujourd’hui la meilleure des protections face aux vents dominants, mais il faut imaginer la mer sensiblement moins haute et une configuration différente avec des massifs de rochers plus défensifs. Une voie à rainures large de 140 cm aboutit à une petite plage ou les bateaux devaient pouvoir venir s’échouer à marée haute pour décharger leur cargaison à l’aide de charrettes. Des ruisseaux débouchent aux deux extrémités de cette petite crique, permettant de s’approvisionner en eau. Enfin, la voie antique passant entre Saint-Alban et Saint-René passe tout à côté de la plage (3 km). Tous ces arguments font de Port-Morvan un bon candidat pour intégrer le réseau des escales martimes antiques.
Ces sites ont donc laissé peu de traces, et quand elles existent, il faut encore pouvoir les dater. Les ornières ou rainures contribuent à identifier une zone d’activité, comme autour des installations portuaires d’Alet à Saint-Malo et il se pourrait que les dimensions de ces structures constituent justement un élément de datation à prendre en compte. Faute d’autres repères chronologiques et de stratigraphie, la recherche des ports antiques le long du littoral breton est donc un travail qui fait appel à l’observation et à la lecture du paysage d’une part, et à l’imagination ensuite, pour tenter de superposer à l’existant les linéaments du passé.
Biblio :
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